Une place sur la terre

Film de Fabienne Godet

France, 2013, 100 minutes
avec Benoît Poelvoorde, Ariane Labed...
IMDB : http://www.imdb.com/title/tt2403991/

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Bruxelles, de nos jours. Antoine (Benoît Poelvoorde), photographe d’art cabossé, survit en bradant son talent dans les mariages et les communions. Un soir, bouleversé par son interprétation de Chopin, il mitraille au téléobjectif sa voisine d’en face (Ariane Labed), qui termine la prestation en sautillant joyeusement sur le toit de l’immeuble, avant d’en tomber. L’a-t-elle voulu ? Le doute ne dure pas longtemps.

Ce film est histoire de chutes : celle d’Héléna la pianiste, tombée du toit et secourue par Antoine, celle de son frère qui ne sait pas garder un boulot, celle des camés dont elle s’occupe trois soirs par semaine dans un foyer. Celle, qu’Antoine fait son possible pour empêcher, de Matéo, le gosse qui voudrait être une fille. Et puis celle d’Antoine lui-même, qui recommence tous les matins, quand il retrouve, insupportable, l’absolue contingence d’exister et cherche quand-même une raison de continuer. Chaque jour il renouvelle son pari qu’il arrivera bien quelque chose pour donner un sens à ce choix : un fragile instant de grâce qu’il fige sur une photo, une sonate de Chopin... ou un dîner avec Héléna. Du sensitif, souvent aussi furtif que le déclic d’un appareil photo... C’est pourquoi, saisi par la poésie discrète qui émane d’elle, il lui vole de plus en plus souvent quelques millisecondes d’existence désespérée et accumule à son insu sur un mur de son appartement ses photos les plus inspirées depuis longtemps.

Héléna, elle, avait fait le choix d’arrêter. Mais d’abord révoltée d'avoir été sauvée, elle s’habitue peu à peu à la présence d’Antoine avec ses silences et son humour affligé. Au point de rencontre de ces deux désespoirs perlent bientôt des gouttes de vraie vie. Non pas de l’amour, mais la reconnaissance réciproque de deux existences plus totalement contingentes, et c’est toute la justesse de ce film que de ne pas dire « All you need is love ». Bien que leur histoire ne soit pas exempte de sensualité, il n’y aura pas de romance entre Antoine et Héléna, juste l’espoir qui naît de se sentir soudain nécessaire à un autre.

Antoine y trouve de quoi vivre jusqu’à demain. Mais pas Héléna. Ce qui les différencie, c’est qu’elle est « triste de la tristesse des autres », quand lui se contente lucidement de sa propre tristesse : « Le plus difficile dans le malheur c’est de rester modeste », lui lance-t-il exaspéré. Essayer de capter le beau quand il advient, voilà une raison d’exister, alors que la révolte d’Héléna la fait sombrer plus sûrement encore dans un désespoir que l’amitié d’Antoine ne suffit pas à conjurer.

Aussi elle ne comprend pas d’emblée quel extraordinaire cadeau il lui fait quand il se décide à lui révéler son mur de photos volées. C’est encore la révolte qu'elle laisse s’exprimer. Et pourtant, avant de partir elle aussi à la rencontre du beau, mais pour s’y perdre à jamais, elle accepte : « Tu vas me manquer. Tu as du talent, fais-en quelque-chose ». Il le fera.

Alors, un film de plus sur la dépression ? Non, la souffrance filmée ici est celle de tous. Les « autres », ceux qui suivent le chemin qui leur est tracé, on ne les voit que furtivement, un cadre encravaté dans le métro, une mère de famille affairée. Et encore comprend-on à leurs mines hagardes qu'eux aussi savent confusément que quelque chose cloche dans leurs certitudes. Voilà donc plutôt un essai réussi sur le prolétariat post-moderne, celui dont le devoir est de produire le néant et de le consommer lui-même. Les âmes peintes ici sont révolutionnaires à leur façon, leur subversion réside dans le refus de l’ennui et la recherche d’une créativité individuelle et d’un sens de la vie dont elles ont été dépossédées.

« Est-ce qu’on s’habitue ? », demande Héléna à Antoine. « Oui, on s’habitue, et c’est de cela qu’on meurt », lui répond-il. Mais à son amie mourante il avouera qu' « on ne s’habitue pas toujours, et qu’on en meurt aussi ». C’est qu’il n’y a pas de refuge, pas de sécurité, pas d’autre consolation que de rares instants qui offrent fugitivement le bonheur de se sentir être, et où tout n’est pas totalement vain. Encore faut-il vivre pour le savoir.

Le 8 septembre 2013

Étienne Revelo

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