Bruxelles, de nos jours. Antoine (Benoît
Poelvoorde), photographe d’art cabossé, survit en
bradant son talent dans les mariages et les communions. Un soir,
bouleversé par son interprétation de Chopin, il
mitraille au téléobjectif sa voisine d’en
face (Ariane Labed), qui termine la prestation en sautillant
joyeusement sur le toit de l’immeuble, avant d’en
tomber. L’a-t-elle voulu ? Le doute ne dure pas
longtemps.
Ce film est histoire de chutes : celle
d’Héléna la pianiste, tombée du toit
et secourue par Antoine, celle de son frère qui ne sait
pas garder un boulot, celle des camés dont elle
s’occupe trois soirs par semaine dans un foyer. Celle,
qu’Antoine fait son possible pour empêcher, de
Matéo, le gosse qui voudrait être une fille. Et puis
celle d’Antoine lui-même, qui recommence tous les
matins, quand il retrouve, insupportable, l’absolue
contingence d’exister et cherche quand-même une
raison de continuer. Chaque jour il renouvelle son pari
qu’il arrivera bien quelque chose pour donner un sens
à ce choix : un fragile instant de grâce qu’il
fige sur une photo, une sonate de Chopin... ou un dîner
avec Héléna. Du sensitif, souvent aussi furtif que
le déclic d’un appareil photo... C’est
pourquoi, saisi par la poésie discrète qui
émane d’elle, il lui vole de plus en plus souvent
quelques millisecondes d’existence
désespérée et accumule à son insu sur
un mur de son appartement ses photos les plus inspirées
depuis longtemps.
Héléna, elle, avait fait le choix
d’arrêter. Mais d’abord révoltée
d'avoir été sauvée, elle s’habitue peu
à peu à la présence d’Antoine avec ses
silences et son humour affligé. Au point de rencontre de
ces deux désespoirs perlent bientôt des gouttes de
vraie vie. Non pas de l’amour, mais la reconnaissance
réciproque de deux existences plus totalement
contingentes, et c’est toute la justesse de ce film que de
ne pas dire « All you need is love ». Bien que leur
histoire ne soit pas exempte de sensualité, il n’y
aura pas de romance entre Antoine et Héléna, juste
l’espoir qui naît de se sentir soudain
nécessaire à un autre.
Antoine y trouve de quoi vivre jusqu’à demain. Mais
pas Héléna. Ce qui les différencie,
c’est qu’elle est « triste de la tristesse des
autres », quand lui se contente lucidement de sa propre
tristesse : « Le plus difficile dans le malheur c’est
de rester modeste », lui lance-t-il exaspéré.
Essayer de capter le beau quand il advient, voilà une
raison d’exister, alors que la révolte
d’Héléna la fait sombrer plus sûrement
encore dans un désespoir que l’amitié
d’Antoine ne suffit pas à conjurer.
Aussi elle ne comprend pas d’emblée quel
extraordinaire cadeau il lui fait quand il se décide
à lui révéler son mur de photos
volées. C’est encore la révolte qu'elle
laisse s’exprimer. Et pourtant, avant de partir elle aussi
à la rencontre du beau, mais pour s’y perdre
à jamais, elle accepte : « Tu vas me manquer. Tu as
du talent, fais-en quelque-chose ». Il le fera.
Alors, un film de plus sur la dépression ? Non, la
souffrance filmée ici est celle de tous. Les «
autres », ceux qui suivent le chemin qui leur est
tracé, on ne les voit que furtivement, un cadre
encravaté dans le métro, une mère de famille
affairée. Et encore comprend-on à leurs mines
hagardes qu'eux aussi savent confusément que quelque chose
cloche dans leurs certitudes. Voilà donc plutôt un
essai réussi sur le prolétariat post-moderne, celui
dont le devoir est de produire le néant et de le consommer
lui-même. Les âmes peintes ici sont
révolutionnaires à leur façon, leur
subversion réside dans le refus de l’ennui et la
recherche d’une créativité individuelle et
d’un sens de la vie dont elles ont été
dépossédées.
« Est-ce qu’on s’habitue ? », demande
Héléna à Antoine. « Oui, on
s’habitue, et c’est de cela qu’on meurt
», lui répond-il. Mais à son amie mourante il
avouera qu' « on ne s’habitue pas toujours, et
qu’on en meurt aussi ». C’est qu’il
n’y a pas de refuge, pas de sécurité, pas
d’autre consolation que de rares instants qui offrent
fugitivement le bonheur de se sentir être, et où
tout n’est pas totalement vain. Encore faut-il vivre pour
le savoir.
Le 8 septembre 2013
Étienne Revelo
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