Journal de notre bordLettre no 187 (le 15 octobre 2020)Bonsoir à toutes et à tous, Commençons par le côté le moins sérieux de l'actualité : la prestation télévisée de ce président qui tient à la fois du petit marquis narcissique, du joueur de bonneteau à la sauvette et du commercial médiocre qui cherche à étourdir le client potentiel sous un flot de paroles. Encore un numéro pitoyable, qui a cependant le mérite involontaire de nourrir notre colère. Les pandores vont pouvoir se déployer en soirée dans un espace sans public pour coller des amendes. Une aumône pour un nombre restreint de pauvres sera versée. Le virus continuera à galoper dans les entreprises, les transports en commun et vers les lieux de villégiature. En privé, les sectes religieuses pourront continuer leurs grands rassemblements en toute quiétude et irresponsabilité comme on l'a vu encore dernièrement dans le Loiret. La machine à faire des profits va momentanément continuer à fonctionner, avec quelques ratés sans doute. Momentanément, car pour aborder le volant sérieux et même dramatique de la situation, on peut s'attendre dans les mois qui viennent à de nombreux décès dans les hôpitaux, dans les Ehpad et, loin des regards médiatiques, au domicile de nombreuses personnes qui n'auront pas pu être prises en charge. Depuis plus de trente ans, les gouvernements successifs ont démoli méthodiquement le secteur de la santé en lui imposant des critères de rentabilité et un fonctionnement managérial autoritaire et bureaucratique. Aucune mesure de dernière minute ne peut réparer de tels dégâts. Le minimum de mesures décentes que le gouvernement aurait pu prendre au cours des six derniers mois, il s'y est refusé. Il suffit de signaler qu'il y a aujourd'hui dans de nombreux hôpitaux une pénurie de gants chirurgicaux et de blouses. Le Ségur de la santé a représenté une telle marque de mépris à l'égard des personnels soignants que son résultat concret a été de provoquer une vague de démissions bien compréhensibles. Comme conséquence de l'inhumanité et de l'incompétence de ce gouvernement et de ceux qui l'ont précédé, des gens vont mourir ou rester gravement handicapés, essentiellement des vieux ou des personnes ayant une pathologie grave, de même que certains malades dont l'opération est reportée à une date indéterminée. Le fond de la pensée des gouvernants en France comme dans les autres pays, c'est qu'il est inutile de dépenser « un pognon de dingue » pour des gens qui ne produisent pas de plus-value. Dans le domaine sanitaire comme dans les autres, les gouvernants assurent avant tout la survie du capital, quoi qu'il en coûte à l'humanité. ___________________________________ LEUR LANGAGE ET LE NÔTRE DES CONTRADICTIONS QUI S'AGGRAVENT AVIS DE TEMPÊTE AVANT 8 HEURES, APRÈS 17 HEURES AVOIR VINGT ANS QUELQUES RÉCITS POUR TEMPS DIFFICILES ___________________________________ LEUR LANGAGE ET LE NÔTRE Il faut admettre que les hyper-riches ont des experts en communication qui les défendent bien, en particulier en nous imposant leur langage. Des exemples ? Par la magie de leur novlangue, un plan de licenciements s'appelle un « plan de sauvegarde de l'emploi » (PSE). Il n'y a plus de salariés, mais des « collaborateurs ». Un licenciement sec est un « départ contraint ». Les chômeurs n'existent pas, car il n'y a plus que des « demandeurs d'emploi ». Et ainsi de suite. Mais le pire, c'est de constater que des travailleurs et des syndicalistes reprennent à leur compte les critères des grands patrons qui les mettent à la porte. Combien de fois avons-nous entendu que « notre boîte est rentable », que « les investissements nécessaires n'ont pas été faits », qu'« on a pourtant fait des efforts de productivité », qu'il faut « sauver le site », etc. Nous partons perdants, sans perspective, dès lors que nous ne méprisons pas la rentabilité, la productivité, la compétitivité, la performance, l'adaptation au marché. Nous devons rejeter, vomir de telles notions barbares qui sont à l'origine même de notre malheur. Voici un autre exemple de la façon efficace avec laquelle la classe dominante trouve des relais pour nous intimider, pour nous faire remballer des revendications importantes et des exigences vitales, en les discréditant comme déplacées, exagérées, dignes d'une époque révolue. Lors de la Convention citoyenne pour le climat, quelques participants se payant d'audace (ou faisant tout simplement preuve de bon sens) ont proposé de limiter la durée du temps de travail hebdomadaire à 28 heures afin de combattre le chômage en donnant du travail à tout le monde. Les autres participants ont rétorqué qu'ils ne pouvaient pas proposer cette mesure : « on passerait pour des guignols ! » (sic). Ayant écrit dans la dernière lettre de Culture et Révolution que nous devrions imposer, entre autres choses fondamentales, la semaine de 25 heures sans heures supplémentaires, je m'honore de faire partie du groupe des « guignols » qui ne se laissent pas intimider par le camp de l'Etat et du grand patronat. Car notez bien que le Medef, lui, n'est pas du tout indifférent à cette question de la durée du temps de travail : il est pour l'augmenter de façon conséquente ! Et à côté, nous avons des responsables syndicaux « raisonnables » qui sont incapables d'avancer des revendications importantes et une stratégie susceptible d'unir l'ensemble des salariés. Philippe Martinez de la CGT approuve même les aides gouvernementales aux entreprises qui se chiffrent en milliards, mais se désole qu'elles ne soient pas assorties de conditions contraignantes. Les dirigeants syndicaux demandent poliment des contreparties en matière d'emploi à un gouvernement fanatiquement dévoué à la cause des entreprises du CAC 40 et des milliardaires. N'est-ce pas touchant ? Voilà des gens qu'on ne saurait qualifier de guignols. Ils vont lutter avec obstination pour « améliorer le dialogue social » avec le gouvernement. Les millions de travailleuses et travailleurs à bout de force et les millions de chômeurs et de personnes dans la misère apprécieront les résultats ! DES CONTRADICTIONS QUI S'AGGRAVENT Quand nos ennemis s'expriment sans ambages, il faut apprécier leurs propos à leur juste valeur. En 1970, l'économiste Milton Friedman déclarait que la responsabilité d'une entreprise n'était pas de « fournir des emplois, éliminer la discrimination, éviter la pollution » et autres fadaises débitées par ceux qui voudraient réformer le capitalisme. Il précisait que « la responsabilité sociale des entreprises est d'accroître les profits ». Pour qui ? Pour les actionnaires évidemment. En 2020, l'essence du système est la même. Et c'est pourquoi les différences s'aggravent à une vitesse prodigieuse entre le camp des hyper-riches et celui des démunis, des chômeurs et des extrêmement pauvres n'ayant pas de quoi se nourrir. Parallèlement, la fortune des milliardaires français a été multipliée par cinq au cours des dix dernières années, soit 375 milliards selon la banque suisse UBS qui doit s'y connaître. Est-ce que cela ne serait pas une mesure de justice sociale élémentaire que de soulager ces gens-là de ces sommes toujours plus lourdes en les expropriant et en injectant ces masses d'argent dans les services publics de la santé et de l'éducation, et dans tous les autres secteurs utiles à la collectivité ? Les idéologues au service du capital objecteront que « exproprier » est un gros mot et que cela conduirait la société vers le goulag. Pourtant les classes dominantes, celles qui ruinent notre santé en nous exploitant, celles qui nous licencient, expulsent ceux qui ne peuvent plus payer leur loyer, refoulent les migrants, s'emparent des terres et des milieux naturels pour faire plus de profits, ces classes-là en connaissent un bout en matière d'expropriation. Elles détiennent le pouvoir de vie et de mort sur l'humanité. Mais en revanche, elles détestent qu'on parle d'expropriation à leur égard ! AVIS DE TEMPÊTE En règle générale, il est préférable de lire des articles et des livres qui ne tournent pas autour du pot et qui appellent le système de domination actuel par son nom : le capitalisme. J'ai donc été attiré la semaine dernière par un article intitulé « L'OPA Veolia-Suez et l'avenir du capitalisme ». Je vous livre tout de suite la conclusion de ce texte : « Et si le capitalisme actionnarial des "eaux glacées du calcul égoïste", pour reprendre les mots de Karl Marx, ne change pas, il finira emporté par une tempête sociale. » D'où proviennent des propos aussi subversifs ou aussi pessimistes ? D'une analyse de la rédaction des Échos (laquelle a de bonnes lectures), en date du 7 octobre 2020. Elle est d'une lucidité indiscutable. Le capitalisme, qu'on l'appelle actionnarial, financier ou néolibéral, ne changera pas. Ce n'est pas dans sa nature profonde de pouvoir être amendé ou atténué dans sa brutalité. Parler de « capitalisme vert » est une fumisterie. Chaque jour ou presque, le gouvernement français, qui verse des milliards dans les poches des grands groupes et des gros actionnaires sous prétexte de « relance », revient sur toutes les mesures promises contre la pollution et le réchauffement climatique. Prétendre qu'il suffirait de changer « le logiciel néolibéral » du gouvernement pour contrôler les capitalistes relève de l'escroquerie intellectuelle, celle des politiciens écologistes ou « de gauche » qui se bercent d'illusions ou cherchent à nous endormir. Le capitalisme est une machine à faire des profits lancée à toute vitesse qu'il est impossible d'arrêter en douceur. On la brisera ou elle nous brisera. Tel est le choix pour l'humanité. La survenue d'une tempête sociale impliquant des millions d'êtres humains unis par delà les frontières par un même objectif, un même réflexe de survie commune, est le seul espoir, le seul horizon pour nous sortir de la catastrophe en cours. Pour qu'il soit clair que les petites mesures réformistes sont moins que jamais de saison, citons les propos récents (interview du 4 septembre 2020) de Patrick Artus, chef économiste et membre du comité exécutif de Natixis : « Que croyez-vous que les entreprises confrontées à la perte de leur activité, au recul de leurs parts de marché, à la chute de leur profitabilité vont faire ? Elles vont avoir une réaction forte qui passera par des plans d'économies, des suppressions d'emplois, des baisses de salaires, des délocalisations encore plus massives. » Au cas où nous n'aurions pas compris le message, Artus ajoute : « Je suis convaincu, pour ma part, que le capitalisme néolibéral que l'on critique tant va se durcir encore davantage dans les années qui viennent sous l'empire de la nécessité. C'est le contexte qui l'exige. » Nous sommes prévenus. Que répondre à cela ? Que la tempête sociale que redoutent les journalistes des Échos devra se fixer des objectifs en conséquence : prendre le contrôle des banques et des grandes entreprises et les socialiser pour le bien commun. Cette tâche devra être accomplie partout, sous l'empire de la nécessité vitale. C'est le contexte révolutionnaire qui l'exigera. Nous devons nous y préparer. Et si une telle tempête sociale transnationale ne parvient pas à prendre forme et à réaliser cet objectif, nous accumulerons les défaites et les semaines sanglantes. L'humanité n'aura aucun avenir, elle connaîtra seulement une longue agonie. AVANT 8 HEURES, APRÈS 17 HEURES Nous recommandons vivement deux livres où les auteures abordent à bras le corps les grandes questions qui concernent notre présent et notre avenir. L'an dernier, un petit livre est sorti, intitulé « Féminisme pour les 99%, Un manifeste » (éd La Découverte, 125 pages) de Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya et Nancy Fraser. Elles participent d'un courant féministe anticapitaliste radical, inspiré par une lecture sagace des analyses de Marx, qui met en relief ce qui manque à ces analyses. Elles rejettent le féminisme libéral, le féminisme d'entreprise, qui réclame une « égalité des chances de dominer », un partage égalitaire entre les hommes et les femmes de la classe dirigeante dans la gestion du capitalisme. À l'inverse, elles mettent en avant un féminisme pour en finir avec le capitalisme, « pour un monde juste, dont les richesses et les ressources naturelles seront partagées par toutes et tous, et où l'égalité et la liberté ne seront pas seulement des espoirs, mais des réalités concrètes » (p 14). La visée est universaliste. Mais elles considèrent que ni la classe ouvrière ni l'humanité ne constituent des entités homogènes et indifférenciées. Il ne faut pas effacer ou minimiser leurs divisions internes si l'on veut combattre leur exacerbation et leur instrumentalisation par le capitalisme. C'est à cette condition qu'il sera possible de dépasser ces divisions, de construire des solidarités, des alliances robustes allant au-delà des luttes fragmentaires actuelles. Leur analyse met en évidence le rôle fondamental qui est réservé aux femmes dans la reproduction sociale. Cette reproduction nécessite des soins de tous ordres et un travail énorme que le capitalisme se garde bien de rémunérer, sauf à la marge et le moins possible comme peuvent en témoigner les aides à la personne ou les salariées des Ehpad. Un autre ouvrage, coordonné par Tithi Bhattacharya, développe les fondements théoriques et les implications stratégiques de ce féminisme d'inspiration marxiste : « Avant 8 heures, Après 17 heures, Capitalisme et reproduction sociale » (éd blast, 296 pages). Il est difficile en peu de mots de rendre compte de la richesse de ce recueil de dix textes théoriques nourris d'exemples historiques et d'expériences concrètes. Sous des angles différents, ce livre s'efforce de répondre aux questions suivantes : si les travailleuses et les travailleurs produisent toutes les richesses, qui produit ces derniers ? Qui reproduit la force de travail, dans quels espaces et selon quelles modalités ? Et n'y a t-il pas au niveau de ce vaste domaine de la reproduction sociale, qui est celui des femmes dans le monde entier, un levier pour résister et pour miner le système de domination actuel ? Les thèmes abordés sont ceux de l'éducation des enfants, du travail domestique et affectif, de la sexualité, des retraites, des services publics, de l'immigration et quelques autres encore. Un chapitre est consacré à une critique sans sectarisme du concept d'intersectionnalité. À l'heure du Covid-19, du regain du racisme et du sexisme, des luttes dans le monde contre toutes sortes d'injustices, ce livre est d'une actualité encore plus brûlante que lorsqu'il a été écrit il y a trois ans. AVOIR VINGT ANS Le site Culture & Révolution a fêté ses vingt ans le mois dernier. Cet anniversaire nous donne l'occasion de rendre hommage à quelques amis et camarades qui nous ont quittés au cours de toutes ces années, frappés par la maladie ou un accident de santé. Ils avaient contribué par leurs écrits, leurs suggestions, leurs critiques et leurs encouragements à la pérennité et à la richesse de ce site. Nous saluons la mémoire de Guy Laburthe-Tolra (qui signait ses contributions André Lepic), de Françoise Fourgeaud, d'Yves Bonin, de Maurice Rothmer, de Patrick Choupaut et de Jean-Pierre Hirou. Nous pensons avec émotion à eux et exprimons notre sympathie à leurs proches qui nous ont fait l'amitié de continuer à nous lire. Nous remercions les lectrices et lecteurs qui nous ont soutenus et nous ont transmis leurs remarques ou leurs critiques. Ce site a été nourri de rencontres, de découvertes, d'interrogations, de retours obstinés aussi vers des auteurs « classiques » et vers des expériences de luttes et d'émancipation du passé. Nous espérons être restés fidèles à notre projet initial tel que nous l'avions formulé dans deux textes en date du 12 septembre 2000, « Création du site Culture et Révolution » et « Culture et Révolution » (avec une longue citation de Marcel Martinet). Vous les trouverez en bas à gauche dans la page d'accueil. QUELQUES RÉCITS POUR TEMPS DIFFICILES La pandémie et une multitude de soucis ont érodé chez nombre d'entre nous nos facultés de concentration et notre envie de faire une pause en lisant un bon gros roman. Pour ne pas tourner le dos complètement à ce que peuvent nous apporter de grands écrivains, précisément en ces temps difficiles où nous en avons besoin, nous vous proposons une sélection de courts récits qu'on peut qualifier de petits chef-d'oeuvre et qui restent souvent d'une actualité étonnante. Ce sont des nouvelles extrêmement variées, profondes, drôles, féroces, émouvantes, révoltées, ironiques, étranges et parfois un peu tout cela à la fois. En partant du XVIIIe siècle, on savourera « L'Ingénu » de Voltaire, un conte souvent ignoré, et le « Supplément au Voyage de Bougainville » de Diderot. En avançant dans le XIXe siècle, on appréciera « Eugène Onéguine » de Pouchkine, « Michael Kohlaas » de Kleist, « Le Manteau » et « Le Nez » de Gogol, et « Après le bal » de Tolstoï. Des écrivains français du XIXe siècle, il serait regrettable de ne pas avoir lu « L'Auberge rouge » de Balzac, « Un Coeur simple » de Flaubert et « Boule de Suif » de Maupassant. À l'aube du XXe siècle, Anatole France a écrit « Crainquebille », une histoire poignante, toujours d'actualité. Parmi les récits des écrivains américains du XIXe siècle, « Bartleby le scribe » de Melville est tout simplement incontournable. On sera touché également par le raffinement d' « Ethan Frome » de l'américaine Edith Wharton et des « Papiers de Jeffrey Aspern » de son compatriote Henry James. Retournons un instant en Russie pour découvrir « Un cas de pratique médicale » et « Salle 6 » de Tchekhov. Arrêtons-nous dans la même période chez les « Gens de Dublin » de James Joyce pour apprécier en particulier la dernière nouvelle intitulée « Les morts ». Je termine à regret cette liste déjà conséquente en vous recommandant « La garden party » et « La petite institutrice » de la néozélandaise Katherine Mansfield, et enfin par une nouvelle troublante de l'américain J-D Salinger, « pour Esmé avec amour et abjection ». La plupart de ces nouvelles ont été publiées dans des livres en collection de poche. Bonnes recherches et bonnes lectures. Bien fraternellement à toutes et à tous, José Chatroussat _______________________________________ Pour recevoir ou ne plus recevoir cette lettre, écrivez-nous: mél. : Culture.Revolution@free.fr http://culture.revolution.free.fr/ _______________________________________ |
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